Suis-je dans mon corps «comme un pilote dans son navire»?

Introduction

Mon corps exécute parfaitement ma décision d’agir de telle ou telle façon: j’ai décidé de partir, je me lève et je sors...Pourtant, alors même que j’avais décidé de ne rien laisser paraître, le tremblement de mes lèvres ou de ma voix trahit mon émotion.

 

Première partie

Mon corps est le fidèle instrument de mes décisions.

 

Dans le tout fonctionnel que forment le pilote et son navire, c’est le premier qui commande au second. De la même façon c’est moi sujet, en tant qu’activité spirituelle, qui commande à un corps, objet matériel.

 

Comme le pilote et son navire, je fais avec mon corps un tout fonctionnel.

Un pilote c’est un homme qui n’a de raison d’être et d’existence réelle que pour son navire et par lui. Un navire n’atteindrait aucune destination sans pilote. Cependant le pilote ne se confond pas avec son navire et «je» ne me confonds pas avec mon corps même si les deux semblent indissociables.

 

Mon avoir n’est pas mon être.Il y a une nécessaire distinction de la conscience de soi et du corps. Quoique celui-ci fasse partie intégrante de ma destinée, je sais bien que je ne peux pas m’identifier à lui, que je suis encore autre chose. Bien des faits le montrent: il m’arrive d’oublier mon corps aux instants d’attention extrême; je peux en perdre une partie par amputation sans cesser d’être moi-même; je me refuse à être traité par autrui comme un objet.

 

Le sujet est une réalité indépendante du corps. «Je fais corps avec ma machine» disent quelquefois les pilotes de course. Pourtant le pilote n’est pas que la pièce la plus perfectionnée de la machine, il est une réalité indépendante. Ainsi en est-il du sujet par rapport à son corps. Il peut croire ne faire qu’un avec lui car il n’existe que par lui mais il est une instance d’activité spirituelle que l’on peut appeler «âme» et qui est distincte du corps.

 

«Notre corps nous appartient sans être néanmoins attaché à notre essence» (Leibniz - Discours de la métaphysique - art. XXIII).

 

Il y a entre l’âme et le corps une hiérarchie sujet/objet analogue à celle qui existe entre le pilote et son navire. Ils sont unis pour le meilleur et pour le pire mais c’est le sujet qui commande et le corps qui exécute.

 

Deuxiéme partie

Le corps n’est pas opposable au «je» comme réalité distincte.

 

Le pilote ne sent pas en lui la violence des vagues qui heurtent la coque. Il ne sent pas la force du vent qui met le gréement à rude épreuve. Il peut changer de navire alors que «je» ne peux pas changer de corps.

 

Il faut distinguer le «corps objet» et le «corps propre*». «Mon corps» ne se dit pas dans le même sens que «mon navire». Si cela était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas de la douleur, nous fait remarquer Descartes, puisque «je» ne suis que pensée. J’apercevrais la blessure par mon seul entendement*, comme un pilote aperçoit par la vue que quelque chose s’est rompu dans son embarcation.

 

Par mon corps, je perçois et je souffre. «J’ai mal au pied»: l’expérience de la douleur est subjective, et non pas seulement objective comme si elle n’était liée qu’à la perception de quelque chose qui advient à un objet. La phénoménologie* du «corps propre» montre une relation plus intime que celle qui unit le pilote à son navire.

 

Mon corps est un point de vue original sur le monde. Ce qui affecte mon corps m’affecte aussi du même coup. Il faut toute la force morale d’un philosophe stoïcien comme Epictète pour parvenir à donner à toute souffrance infligée au corps le caractère d’un événement extérieur: esclave brutalisé par son maître il lui aurait dit: «Arrête, tu vas me casser le bras, arrête, t’ai-je dit... Eh bien voilà, tu l’as cassé!»

 

«La nature m’enseigne par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais (...) que je compose comme un seul tout avec lui.» (Descartes - Méditations métaphysiques - 6ème méditation)

 

Ce qui advient au corps affecte directement le sujet de l’intérieur, au lieu d’être simplement perçu comme un événement extérieur. Le sujet et le corps ne sont pas seulement associés, ils sont confondus et mêlés.

 

Conclusion

Dire «mon corps» ce n’est pas énoncer une relation d’appartenance extérieure comme lorsque le pilote dit «mon navire». L’analogie est donc, en fin de compte, inexacte et superficielle. Elle peut suggérer certains aspects du rapport entre le sujet et son corps, mais ne le représente pas de façon adéquate. La relation au corps est plus complexe que celle d’un pilote à son navire. Je ne suis donc pas tout à fait dans mon corps comme un pilote dans son navire. Je ne suis d’ailleurs peut-être pas si facilement distingué de mon corps que la formulation le laisse supposer. Il faut se méfier du dualisme d’inspiration platonicienne qui fait de l’union de l’âme et du corps un accident regrettable et du corps un véhicule que l’âme aspire à quitter. Une telle conception brise l’unité de l’homme. Elle prétend que l’homme ne s’élèvera qu’en renonçant à ce qui est en fait une partie intégrante de lui-même. Elle est responsable des pires erreurs morales: mépris de l’hygiène, mortification, voire haine de la vie. Cependant l’analogie est intéressante dans la mesure où elle invite la réflexion à se prolonger dans une étude des «techniques» par lesquelles un homme peut apprendre à maîtriser son corps.

 

Notes et commentaires

 

Corps propre

Le corps du sujet par opposition à tout autre corps objet.

 

Entendement

Faculté de percevoir par l’intelligence.

 

Phénoménologie

Étude descriptive d’un phénomène.

 

Mon corps n’est vraiment objet pour moi que dans les miroirs. Et comme le dit M. Ruyer, «si les miroirs n’existaient pas, nous serions beaucoup moins portés à tomber dans l’illusion de la dualité corps-esprit».

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