Le roseau pensant (explication de texte)
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : Une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue puisqu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : Voilà le principe de la morale. »
Blaise Pascal – Pensée 347 – édition Brunschvicg
Dans cette « pensée 347 », Pascal souligne, une fois de plus, la double nature de l’homme, la faiblesse physique de sa dimension sensible et la grandeur intellectuelle de sa dimension intelligible. Cette conception de la condition humaine est présentée sous forme métaphorique : L’homme est « naturalisé » par la comparaison avec le roseau, l’univers est « humanisé » par la référence explicite à la guerre (« s’arme »). La « pensée » part d’un « théorème » et se prolonge par une « démonstration » de type logico-mathématique puisque l’argumentation se réduit à tirer les conséquences déjà contenues dans l’affirmation initiale : D’un côté l’univers puissant, mais aveugle ; de l’autre l’homme faible physiquement, mais fort de sa noblesse intellectuelle.
Le théorème de départ est une affirmation restrictive (« ne que ») qui accentue l’image à laquelle Pascal compare l’homme, image précisée par le superlatif absolu « le plus faible » et corrigée immédiatement par le qualificatif « pensant ». Ce n’est qu’un roseau, mais il est pensant. Le roseau, symbole même de la fragilité, devient l’expression d’une supériorité absolue de l’homme sur tous les autres êtres vivants parce que la faiblesse du roseau n’est que la faiblesse physique de l’homme, son manque de protection contre les attaques de la nature (il n’a ni griffes, ni pelage, ni carapace, etc.). Mais Pascal n’utilise pas le concept philosophique de « nature », il lui substitue celui d’univers, concept scientifique évoquant l’idée de rassemblement que Pascal personnalise sous la forme d’une armée de guerriers. Point n’est besoin d’une mobilisation générale des forces de l’univers pour anéantir l’homme, les plus modestes soldats suffisent (« une vapeur, une goutte d’eau »). Comment, malgré sa faiblesse, l’homme a-t-il pu subsister ? Parce qu’il pense. Là est sa grandeur et sa force comme le montrera si bien Descartes. L’Univers, lui, ne pense pas et c’est sans doute aussi pour cette raison que Pascal substitue ce concept à celui de nature, cette nature qu’un philosophe comme Spinoza (contemporain de Pascal) assimile à Dieu.
Le début du premier paragraphe de cette « pensée 347 » situe l’homme dans la chaine des êtres et par rapport à l’univers, la suite du texte démontre la supériorité intellectuelle et morale que confère à l’homme sa qualité d’être pensant.
Rien n’affermit mieux un raisonnement que le passage à la limite. Pour rendre sa démonstration la plus convaincante possible, Pascal se place dans le cas le plus défavorable à sa thèse. L’hypothèse hyperbolique de l’univers entier dressé contre l’homme est accentuée par l’utilisation de la locution « quand » suivie d’un conditionnel. Malgré cette hypothèse, rien ne peut ébranler notre certitude de la supériorité intellectuelle et morale de l’homme. Entre la faiblesse physique de l’homme et la force physique de l’univers, quelle que soit l’immensité qui les sépare, il n’y a, somme toute, qu’une différence de degré. Il y a, en revanche, une différence de nature entre un être conscient de son existence, même s’il sait qu’il doit la perdre, et une chose, fût-elle infinie, qui ne pense ni ne se pense. L’univers n’est pas plus fort que l’homme parce qu’une force qui n’est pas consciente d’elle-même n’est finalement pas une force. L’homme est plus noble que l’univers car il est pourvu de la pensée. L’homme appartient à un autre ordre que l’univers tant sur le plan logique qu’ontologique. Dans une telle perspective, l’univers a peut-être un avantage, mais l’homme a unedignité, c’est à dire quelque chose de plus « petit » qu’un avantage car nous ne possédons cette dignité que pour une courte durée, mais aussi quelque chose d’infiniment plus important car la pensée est d’une autre nature que l’espace et la durée qui, comme le montrera Kant, ne sont que les conditions de possibilité de l’expérience sensible. Notre chance d’être pensant doit donc se transformer en mérite. Une dignité c’est une charge, c’est à dire un honneur, mais aussi une tâche. Bien penser est une nécessité logique, c’est aussi une obligation morale.
La pensée ennoblit celui qui pense, mais un mauvais usage de la pensée peut ravaler l’homme au-dessous des animaux. Quand l’homme utilise son intelligence pour exploiter son semblable, il devient plus cruel que des animaux qui ne chassent que par nécessité. La pensée rend l’homme heureux de la posséder et, dans le même temps, malheureux parce qu’il sait qu’il va mourir et peut-être perdre cette merveilleuse faculté. « Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale ». Ce précepte est dans le droit fil du « nul n’agit mal volontairement » de Socrate et du « il suffit de bien juger pour bien faire » de Descartes. Si l’univers est perméable à la pensée, la pratique est aisée quand la théorie est bonne. On peut éviter les erreurs morales si l’on sait éviter les fautes logiques. Le principe de la morale ne peut-être un sentiment, aussi noble soit-il, mais la pensée, car c’est de la pensée que provient la noblesse de l’homme. Kant aussi fondera la morale sur la raison.
Dans ce texte, il y a deux problèmes qui peuvent faire l’objet d’un commentaire critique : les rapports de l’homme avec l’univers et ceux de la logique avec la morale. Mais dans les deux cas, il s’agit de comprendre que si l’homme appartient autant au monde sensible qu’au monde intelligible, il est, pour Pascal, petit et faible dans le monde sensible alors qu’il est digne et grand dans le monde intelligible. La grandeur de l’homme ne relève pas de l’espace et du temps, mais de la pensée.